Sauver ce qu’on peut de la biodiversité de l’étang de Thau par un transfert dans l’étang de Berre ?

Jusque vers 1965, les étangs de Thau et de Berre possédaient des biodiversités comparables. Ensuite, des décisions prises pendant les « trente glorieuses » ont fait perdre à l’étang de Berre une grande partie de sa biodiversité, alors que l’étang de Thau a conservé la sienne. Mais la diminution des sédiments du Rhône depuis plusieurs années déjà, et la montée des eaux de la mer aujourd’hui, semblent condamner toutes les lagunes languedociennes, dont l’étang de Thau, car elles ne sont séparées de la mer que par de fragiles et étroits lidos de sable.
À l’opposé l’étang de Berre est une lagune plus « tellurique » qui résistera mieux à la montée des eaux, et son biotope semble avoir retrouvé un niveau qui devrait lui permettre d’héberger la grande biodiversité qui fut jadis la sienne. Un projet de « transfert de biodiversité », avec ses bénéfices mais aussi ses risques, serait-il pertinent ?

L’étang de Thau, sa biodiversité et sa mort probable à court terme

L’étang de Thau est le plus grand des étangs languedociens. Sa surface ne fait que la moitié de celle de notre étang, et son volume le tiers, mais ses dimensions déjà fort respectables et surtout sa profondeur assez importante lui permettent d’héberger une biodiversité comparable à celle que l’étang de Berre avait jadis. Dans des articles précédents (celui-ci de 2014, ou cet autre de 2018) je comparais déjà ces deux étangs, sans aucune originalité de ma part sur ce point.

Concernant sa biodiversité, deux vidéos en fin d’article en donnent un aperçu. Elle est bien supérieure à celle que possède l’étang de Berre actuellement. C’est une évidence pour les scientifiques comme pour le premier plongeur amateur venu.

Mais il est menacé par le recul des plages du Languedoc, déjà ancien, et la montée des eaux due au réchauffement climatique, qui a commencé et va s’accélérer aussi longtemps qu’on émettra des gaz à effet de serre. Et l’arrêt ne semble pas être pour demain, on continue même à accélérer… avant sans doute les crises qui imposeront de les arrêter (cet article de 2020 résume ce que je pense du réchauffement climatique).

J’ai déjà écrit sur le recul de ces plages, et je renvoie à cet article de 2014 ceux qui veulent développer le sujet et savoir ce que j’en pense (je n’ai pas vraiment changé d’avis depuis). Le début du « C’est pas sorcier » consacré à l’étang de Thau (vidéo ci-dessous) et qui date de 2012 montre suffisamment, dans ses premières minutes, les efforts déjà menés à cette époque pour consolider le lido qui s’effritait.

En ce qui concerne le recul du trait de côte dû au réchauffement climatique, on trouve encore peu de cartes de simulation, mais celle ci-dessous, issue de cet article de France Bleu de 2021, est assez claire sur la disparition du lido de Thau si rien n’est fait.

Les conchyliculteurs de l’étang de Thau sont conscients de la menace (on l’entend dans ce reportage d’Euronews de 2020) et tout est actuellement fait pour la retarder. Mais la fin du pétrole, la baisse relative de la puissance de l’occident et les dégâts que le réchauffement climatique va générer devraient assez rapidement nous limiter dans ce genre de travaux. La mort de l’étang de Thau semble inéluctable, même si son importance alimentaire le placera sans doute en bonne place quand les politiques devront (durement) choisir ce qu’il faut essayer de sauver.

Que faire ?

Quand une catastrophe arrive, ceux qui ne l’ont pas vue arriver ou l’ont sous-estimée payent plus cher que ceux qui ont mieux anticipé. L’histoire juive américaine suivante l’illustre amèrement :

  • quelle est la différence entre un pessimiste et un optimiste ?
  • les optimistes ont fini à Auschwitz et les pessimistes ont fini à Hollywood…

Pour ceux qui ne saisiraient pas bien, cette histoire fait référence à l’arrivée de Hitler pour les juifs allemands. Les juifs qui avaient (bien) lu Mein Kampf avaient bien compris ce qu’ils risquaient s’ils restaient dans une Allemagne tombée dans ses mains. Beaucoup ont tout bradé pour partir, aux États-Unis ou ailleurs. Tous ne sont pas devenus réalisateurs ou scénaristes-stars à Hollywood, beaucoup n’ont eu qu’une vie modeste, mais au moins ont-ils sauvé leur vie… En d’autres terme, quand une catastrophe est inéluctable, à être trop optimiste, ou juste à refuser d’évaluer les dégâts possibles, à refuser d’admettre qu’on ne plus que limiter les dégâts, on se condamne au pire.

Dans le cas de l’étang de Thau, si le lido de sable cède, les échanges avec la mer augmenteront jusqu’à ce qu’on ne voie plus de différences. Les nutriments venus de la terre, qui en font actuellement un écosystème si riche et productif, se dilueront et beaucoup d’espèces adaptées à ce biotope riche (mais aussi euryhalin, eurytherme etc…) ne pourront plus vivre dans un écosystème devenu marin, ce qui en méditerranée signifie plus stable mais plus pauvre en nutriments. Les huîtres seront des victimes évidentes, pour ne prendre que ce seul exemple. Une catastrophe, qui n’en sera qu’une parmi d’autres que le réchauffement climatique nous réserve sans doute, et très limitée dans l’espace, mais une catastrophe néanmoins. Et celle-ci est à une échelle tellement limitée qu’elle est à l’échelle de ce blog. Presque un modèle réduit sur lequel tester des procédures, à la fois sociales et scientifiques.

Et à mon avis pour sauver ce qu’on peut de l’écosystème de Thau, un « transfert d’écosystème » dans l’étang de Berre est une idée à creuser (un colloque ou deux..). Et si l’idée séduit les scientifiques et les politiques, on cherchera alors comment faire…

L’étang de Berre, terre dévastée, terre promise ?

L’étang de Berre a été gravement perturbé par les rejets industriels des années 1950 et 60, les rejets urbains des villes en développement rapides jusque dans les années 2000, et surtout les déversements massifs des eaux de la Durance, gros affluent du Rhône détourné pour l’électricité, à partir de 1966. Tout cela est largement derrière nous. Les déversements « duranciens » restent importants (depuis 2005 leur maximum légal est situé à 1,2 milliard de
m³ par an, pour un volume de l’étang de 0,9 milliard de m³) mais la biodiversité ancienne semble lentement revenir.

Sur l’amélioration des conditions écologiques et le retour de la biodiversité, le point le plus évident, et que les lecteurs du présent blog connaissent bien, sont les herbiers de zostères. Après avoir presque disparu de l’étang vers 2000, les zostères naines sont revenues spontanément au moins depuis 2007. En 2023, elles recouvraient 42 ha selon le GIPREB, en progression de 70% en un an (de 25,2 ha en 2022). Le GIPREB ne compte que les plus gros herbiers, un autre protocole (et d’autres moyens) qui compterait les taches dès 10 m² (et il y en a tout autour de l’étang) arriverait sans doute déjà à plus de 100 ha… Plus important encore, la réintroduction de la zostère marine, plus fragile et qui avait disparu de l’étang dès les années 1970, semble en très bonne voie. Si une telle plante peut revenir beaucoup d’organisme le peuvent.

La nature fera-t-elle seule revenir une biodiversité aussi riche que celle d’antan ? Sans doute en partie, elle le fait déjà, par exemple pour l’anémone verte, les bioux, les doris verruqueuses ou bien d’autres espèces moins évidentes. Mais ce sera long, et sans doute à un délai raisonnable seulement pour les espèces présentes dans le golfe de Fos ou la côte Bleue. L’homme peut sans doute l’aider.

Et l’étang de Berre, même s’il se réchauffera beaucoup ce qui sera une lourde perturbation pour l’écosystème (et fatal pour un certain nombre d’espèces), restera une lagune. La montée des eaux ne devrait pas remettre ça en cause, comme en témoigne la carte ci-dessous (trouvée ici).

Comment effectuer un « transfert d’écosystème » ?

Si on fait quelque chose, quoi et comment ? Jouer avec les écosystèmes n’est pas évident. C’est souvent long. Francis Hallé qui souhaite recréer une forêt primaire en Europe, parle de 1000 ans. Localement, les agriculteurs de foin de Crau disent parfois qu’il faut 100 ans pour créer une prairie en irriguant une steppe comme l’était notre Crau (celle entre Berre et Camargue) avant l’irrigation… Et tout cela dans un climat stable, ce que nous n’aurons plus avant un certain nombre de générations….

Je n’ai guère d’exemples de « transfert d’écosystème ». Il ne m’en vient que deux à l’esprit. Le premier me vient de Claude Bourguignon, qui racontait que quand la ville de Paris s’est mise à grossir au XIXe siècle, les maraîchers avaient été une première fois repoussés « plus loin » et qu’ils avaient « emmené leur terre avec eux » (avant qu’ils ne soient repoussés une seconde fois quelques années plus tard, et qu’ils jettent l’éponge). Le second exemple est plus éloigné encore. Il concerne la médecine. Il s’agit des greffes fécales qui permettent de soigner les infections à Clostridium et qui sont (presque ?) un pied-de nez à l’industrie pharmaceutique, mais le pragmatisme doit toujours l’emporter, et si ça marche…

Si on tape « transplantation d’écosystème » sur Google, on trouve surtout des exemples de transplantation d’espèces « ingénieurs d’écosystème » comme les coraux ou les palétuviers. C’est globalement l’idée que nous avons avec les projets ZoRRO (bien avancé), Sgt Garcia (qui démarre) ou Tornado (dont les premiers essais semblent avoir échoué). Le projet Tornado est un bon exemple car il concerne les cystoseires dorées, espèce d’algue « ingénieure d’écosystème » disparue de notre étang et dont les plus proches herbiers connus sont dans l’étang de Thau et dont on peut douter qu’ils puissent revenir par des voies naturelles.

Peut-être le seul transfert des espèces « ingénieurs d’écosystème » suffit-il ? Peut-être peut-on faire plus ? Ce domaine de l’écologie semble en plein défrichage, mais a-t-on le temps d’attendre d’avoir des certitudes ? L’étang de Berre me semble mériter de devenir terre d’exploration et d’expérimentations dans ce domaine.

Conclusion

Mettre en œuvre un « transfert d’écosystème » entre l’étang de Thau et l’étang de Berre est une idée un peu folle. Mais notre époque est folle…
Un tel transfert, s’il était tenté et « réussi » (terme à définir bien sûr), aurait deux avantages :

  • accroître la biodiversité de l’étang de Berre. Il a été tellement dévasté qu’il constitue un terrain d’expérimentation possible à faible risque.
  • sauver une partie des espèces de l’étang de Thau en cas de submersion marine du lido de Thau et de disparition de cet étang dans la mer Méditerranée

Les risques semblent limités : les espèces actuelles de l’étang de Berre ont résisté à tellement de changements qu’on peut douter qu’elles disparaissent devant des espèces venues de Thau. Le fait d’importer les espèces invasives de Thau (huître creuse, sargasse japonaise…) me semble un aspect négatif bien inférieur aux bénéfices. Mais mes compétences ont leur limites. Je sous-estime peut-être les risques.

Comme en médecine, en environnement ne rien faire est la solution la moins chère… et parfois la meilleure ! Car le risque de faire une grosse bêtise est grand. Mais il est parfois nécessaire de faire quelque chose. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais les malades du Clostridium difficile qui ont été soignés ou soulagés par un « transfert de caca » (soyons trivial mais clair…) ont sans doute apprécié ce « transfert d’écosystème » (!).

En l’occurrence nous avons le temps de faire, et même de discuter s’il faut faire ou non. je propose d’ouvrir ce débat.

Annexes : vidéos sur la biodiversité de l’étang de Thau

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